ÉTAPE 04 : 24 & 25 AVRIL 2021

Audition des expert·e·s

Quels processus politiques pour répondre à l’urgence climatique ?

Durant le week-end du 24 et 25 avril, la parole était aux expert·e·s au Forum Citoyen. Une douzaine de spécialistes ont été sélectionné·e·s afin d’exposer leur point de vue et d’entamer un dialogue avec les membres du Forum. Ces riches échanges doivent aider les participant·e·s à affiner leurs connaissances autour de la question “Comment voulons-nous habiter le territoire genevois pour mieux vivre ensemble dans le respect de la nature et faire face au changement climatique ?” et les aider à former leur avis final. Présentation des intervenant·e·s et résumé des principales interventions et questions durant la table-ronde finale modérée par le professeur Nenad Stojanović.

Nenad Stojanović: Bienvenu·e·s au Forum Citoyen, pourriez-vous commencer par vous présenter et présenter votre point de vue sur l’urgence climatique?

 

Nathalie Hardyn, directrice du département politique de la Chambre de commerce, d’industrie et des services de Genève (CCIG) et membre du PLR: La Chambre de commerce est une organisation privée pour la défense des entreprises. Après que le gouvernement genevois a déclaré l’urgence climatique, nous avons sondé nos 2500 membres sur leur vision de la croissance, qualitative et quantitative: les entreprises se disent prêtes à s’engager pour le climat si c’est conciliable avec la croissance économique. Lutter contre le réchauffement climatique est une politique qui coûte. Ce sont les entreprises et les emplois qui génèrent des revenus fiscaux importants qui servent à financer les politiques publiques. A Genève, les entreprises sont en concurrence avec d’autres cantons et d’autres pays, les mesures prises ne doivent pas impacter leur compétitivité. Cependant, s’engager en faveur du climat peut aussi créer de l’emploi.

 

Marion Lanci, Grève du Climat Genève: La Grève du Climat est un mouvement constitué par les élèves des cycles et collèges en janvier 2019. Nous avons déjà organisé huit grèves et participé à différents événements, rencontres et actions pour sensibiliser à l’urgence climatique. En Suisse, le réchauffement est deux fois plus rapide qu’à l’échelle mondiale. Ces dernières semaines, le dérèglement climatique a causé la perte de ⅔ des abricots du Valais. A Genève, on aura le climat des Pouilles entre 2080-2100. La réalité est là et ce n’est plus le moment de la nier. Il faut agir maintenant et refondre notre système en profondeur. La mission de l’Etat est de protéger sa population, et pour l’instant, il a failli. Nous avons donc besoin d’une réelle reconnaissance de l’urgence climatique et de mesures fortes qui respectent le principe de justice sociale, d’une diminution des lobbys économiques aux parlements et d’une prise en compte des générations futures. A Genève, le plan climat est repoussé depuis un an et seules trois personnes y travaillent. Nous devons nous réapproprier le pouvoir et le décentraliser.

 

Jean-François Rime, ancien conseiller national UDC et ancien président de l’Union suisse des arts et métiers: Chef d’entreprise et propriétaire d’une scierie, j’ai été très tôt sensibilisé à la disparition des forêts. Je ne suis donc pas totalement opposé à toutes les théories écoutées ici. Je suis convaincu que la Suisse est un pays riche et qu’elle a les moyens de faire un petit peu plus d’efforts que les autres pays. Cependant, la pollution est un problème mondial qui ne s’arrête pas aux frontières. L’industrie fait son travail, car l’énergie coûte cher et tout le monde cherche des solutions pour économiser: le chauffage, le transport ou le ciment.

 

Dominique Bourg, professeur honoraire UNIL, spécialiste du développement et candidat français du mouvement “Urgence climatique”: Lorsque l’on parle d’urgence climatique, nous ne sommes pas dans l’idéologie mais dans des faits qui se mesurent. Il fait en moyenne 1,2 degré de plus qu’à la fin du 19e siècle; 0,8 degré supplémentaire sont grosso modo déjà inscrits dans les gaz à effet de serre (GES) accumulés dans l’atmosphère jusqu’à aujourd’hui, un degré de concentration atmosphérique des GES n’exprimant en effet qu’avec le temps la totalité de son pouvoir de réchauffement. Il n’est plus l’heure de chercher des solutions au changement climatique, il est en cours et on ne peut que l’atténuer et, pour ce faire, il faut réduire les émissions mondiales. De combien? De 60% à l’échelle mondiale dans les 10 ans pour éviter d’exploser après 2040 les 2°C. Il faut également s’adapter pour que cela se passe le moins mal possible sur son territoire, en agissant localement.

 

Pascal Sciarini, professeur en sciences politiques et relations internationales à l’UNIGE: Je suis là en soutien pour répondre à vos questions relatives au processus politique suisse. 

 

NS: Quels processus politiques préconisez-vous pour répondre à l’urgence climatique?

 

NH: Nous réfléchissons à la manière d’aider les entreprises à diminuer la circulation aux heures de pointe ou à diminuer leur consommation énergétique. La rénovation des bâtiments est un gros problème auquel nous sommes confrontés: comme il y a un blocage des loyers, les propriétaires ne sont pas encouragés à entreprendre des travaux coûteux. Il faut construire la ville en ville et éviter de repousser les habitants vers l’extérieur. Un autre problème se pose ici: lorsque l’on demande aux Genevois s’ils veulent construire, ils refusent. Le Canton doit donc investir pour stimuler l’économie et encourager les entreprises pour qu’elles restent sur le territoire et continuent à générer des revenus fiscaux importants. 

 

ML: On nous dit souvent que nous devrions lancer une initiative avec nos revendications pour le climat. Nous refusons car sans le soutien du gouvernement, celle-ci a peu de chances de passer. Nous avons d’autres pistes de réflexion. Premièrement, il faut sensibiliser la population, les entreprises et les politiques en véhiculant des informations transparentes et claires. Deuxièmement, il faut introduire le concept de justice climatique: les plus gros pollueurs doivent payer d’abord. Pour rappel, la place financière suisse pollue 22 fois plus que la population, le plus souvent à l’étranger. Nous avons donc une responsabilité locale et globale. Troisièmement, nous devons nous réapproprier le pouvoir et le décentraliser. 

 

JFR: Nous avons des objectifs au niveau climatique, mais nous ne pouvons pas les atteindre sans tenir compte de l’économie. Le parlement a empoigné le problème, le projet est bon et il faut faire confiance à la démocratie de notre pays. Le système suisse est tel qu’il est et on ne peut pas aller plus vite. 

 

DB: Durant les Trente Glorieuses, le but était de s’enrichir le plus possible, par la consommation et en brûlant des énergies. Aujourd’hui, il faudrait réduire le volume de nos économies: c’est-à-dire produire moins d’objets et d’infrastructures. Il faudrait substituer les activités lourdes en énergie par des activités légères, humano-centrées. Le problème est le timing qui est extrêmement serré. Dès 2040, sous les Tropiques, de vastes zones pourraient devenir inhabitables en raison de l’accumulation de chaleur et d’humidité qui nous empêche d’évacuer par transpiration notre chaleur interne.

 

Forum Citoyen: Lorsque l’on entend que les patrons ne veulent pas faire des efforts trop coûteux et que la place financière pollue 22 fois plus, comment faire ?

 

NH: D’après le sondage réalisé auprès de nos membres, la priorité des patrons est d’avoir un chiffre d’affaires en croissance. C’est une réalité comme entrepreneur: maintenir son chiffre d’affaires et le faire croître. Ils sont néanmoins d’accord d’en consacrer une partie à des enjeux environnementaux et sociaux. Pour eux, il n’est pas question de mettre en péril leur entreprise car c’est leur raison d’être. Le système financier suisse est l’une des bases de la richesse de notre pays. Il y a un mouvement en faveur d’une finance durable, mais l’argent des banques est l’argent des clients. Les banques placent les fonds là où les clients espèrent  que cela va rapporter de l’argent. Un changement s’opère et il est parfois trop lent aux yeux de certains.

 

JFR: Depuis les années 1990, les industries ont fait d’énormes efforts pour réduire la pollution et les émissions de CO2. Le chauffage est un exemple: on nous oblige à mettre des filtres électro-statiques qui coûtent relativement cher. Si des solutions techniques existent, nous devons les appliquer. 

 

ML: Nous avons une responsabilité locale et une responsabilité globale: il faut changer nos pratiques mais également, et en priorité, sensibiliser et responsabiliser les banques et entreprises sur notre territoire. 

 

Forum Citoyen: Vous dites que l’on peut faire confiance au système démocratique. Quels moyens a-t-on pour changer le mode de pensée des personnes qui votent?

 

PS: L’initiative populaire est un moyen extraordinaire, qui n’existe pas dans d’autres pays. Il est possible d’en lancer une, sans garantie toutefois qu’elle soit acceptée. Pour être le plus efficace, il faut se demander qui a la compétence sur quoi et à quel niveau agir: communal, cantonal ou national.

 

Forum Citoyen: Hier, Reto Cadotsch a lancé l’idée d’une subvention à l’alimentation pour permettre à chaque personne puisse avoir accès à une nourriture de qualité, quel que soit son budget. Quelle est votre opinion à ce sujet?

 

NH: La subvention à l’alimentation est une idée originale. Cependant, l’alimentation est une partie faible du budget des Genevois. C’est un peu ce que font les communes avec les bons solidaires introduits avec le coronavirus. Je ne suis pas sûre qu’une subvention ait un impact au niveau local, ni que les gens accepteraient de renoncer à faire leurs courses en France. Les forcer à consommer genevois me semble être une ingérence dans la vie des personnes concernées. 

 

JFR: Dans le budget d’une famille, l’alimentation représente environ 8%, je ne suis pas sûr qu’il faille agir ici.

 

PS: Même si cette part est faible, c’est une question d’accès à l’alimentation bio. La problématique est plus large: comment éviter que la lutte pour le changement climatique se fasse sur le dos des plus pauvres? 

 

DB: Un pourcent des plus riches de la population produit 15% des émissions de gaz à effet de serre mondiales ; 10% sont responsables de 52% de celles-ci. Les 50% les plus pauvres n’émettent que 7% des émissions. Si les mesures tapent sur les plus pauvres, on n’aura pas avancé. Il faut s’auto-modérer sur la consommation de viande rouge, sur les vols en avion, entre autres. Je ne comprends pas qu’on ne le fasse pas immédiatement.

 

Forum Citoyen: Si la lutte pour le changement climatique ne doit pas se faire sur le dos des personnes moins aisées et que Genève a un problème de rénovation des bâtiments due au fait qu’un propriétaire ne peut pas répercuter ce coût sur les locataires. Comment faire ?

 

NH: La rénovation des bâtiments est un projet très politique et complexe. A Genève, il y a très peu de propriétaires. J’ai participé à la loi cantonale sur l’énergie. Un référendum avait été lancé par les défenseurs des locataires qui craignaient des hausses de loyers alors que les rénovations permettent des baisses de charges.

 

PS: Au niveau décisionnel, puis au niveau de la mise en œuvre, il y a une répartition des compétences entre le niveau national, cantonal et communal. Les cantons ont une marge de manœuvre quant à la mise en œuvre des lois décidées au niveau fédéral, ce qui permet d’innover et d’influencer les autres cantons si cette application est bonne. 

 

DB: Rénover, c’est s’adapter à la question du froid et également à celle du chaud. De plus, rénover correctement les bâtiments ne veut pas forcément dire que l’on a un impact sur le climat. L’isolation ne peut donc être prise de manière isolée. On a en effet réalisé que la part d’économie faite par les locataires était réinjectée dans d’autres investissements consommateurs d’énergies carbonées. Il faut agir de manière systémique, en tenant compte de l’ensemble de la chaîne.

 

JFR: Tout n’est pas tout blanc ou tout noir. Le label Minergie-P impose souvent des fenêtres bloquées. Avec le covid, on a dû rouvrir les fenêtres dans les écoles pour éviter la circulation du virus.

 

Forum Citoyen: L’être humain n’aime pas être brusqué. Face à l’urgence, si l’on force, beaucoup de gens s’opposent. Comment faire? Faut-il introduire une dictature du climat?

 

ML:  Nous ne voulons pas instaurer de dictature climatique mais repenser et élargir la démocratie car sa forme actuelle n’est pas compatible avec l’urgence climatique. Par exemple, par des assemblées populaires ou des processus comme ce Forum Citoyen car nous serons tous et toutes impacté·e·s par la crise climatique donc nous devons y répondre collectivement. 

 

DB: La dictature cela ne marche pas et une dictature climatique ne marcherait donc pas. Il faut des gens qui aient compris et acceptent de modérer leurs consommations. En revanche, la dictature pourrait arriver si l’on échoue, car le chaos et la misère attirent les plus violents.

 

NH: Je m’oppose à l’idée que nos politiciens ne s’intéressent pas à la population. A Genève, par exemple, ce sont les députés qui ont voté l’urgence climatique. 

 

PS: Le système politique suisse a été conçu davantage pour maintenir la stabilité que pour entreprendre des changements de grande ampleur. Il est malgré tout capable de réagir. On le voit lorsqu’il y a des pressions extérieures, comme ce fut le cas avec Fukushima. Le système politique suisse est caractérisé par une grande ouverture et des instruments qui peuvent être utilisés. Certes, cela ne va pas assez vite pour les représentants de la Grève du climat. Mais on a vu que les grèves ont permis de faire avancer le politique.

 

Forum Citoyen: Pourrait-on parler de nos rapports avec la Genève internationale, ces organisations polluent mais font aussi de bonnes choses. Comment faire pour dialoguer avec ce monde qui est sur notre territoire et vit complètement en parallèle sur cette perspective climatique?

 

ML: Si l’on veut un monde qui soit à la hauteur de l’urgence climatique, les entreprises internationales doivent se responsabiliser et changer radicalement de mode opératoire, ce qui revient à pousser le système économique vers le respect des limites planétaires, de l’environnement et des travailleurs et travailleuses.

 

NH: On ne peut pas dire que les entreprises ne font rien. Elles changent même si c’est souvent sous l’impulsion des consommateurs. H&M et la Migros, sont deux exemples de campagnes récentes pour plus de durabilité. Ce n’est pas parfait, mais ce n’est pas non plus du « green-washing ». Il y a clairement une évolution. 

 

ML: Ce sont de clairs exemples de “green-washing”.

 

Forum Citoyen: A propos des taxes, on a vu qu’une grande partie des émissions de CO2 se font à l’étranger. Serait-il possible et faisable malgré nos accords de libre-échange de taxer les produits à base de soja, par exemple ?

 

JFR: Aujourd’hui, par les droits de douane, nous pouvons agir si l’on considère que les produits ne respectent pas les normes que l’on a en Suisse. Il y a une discussion en cours avec le Mercosur, en Amérique latine, par exemple. Nous avons récemment signé un accord de libre-échange avec l’Indonésie sur l’huile de palme. J’ai voté oui car il semblerait qu’on ait des garanties. Après, la politique internationale, c’est toujours la même chose. Si vous faites un accord avec la Chine et dites que la manière dont sont traités les ouïghours est problématique, il vaut mieux arrêter l’accord tout de suite.

 

DB: Nous avons organisé les échanges sur la planète en faisant abstraction des distances et du transport. Cela fait partie des choses dont on hérite et qu’il faudrait détricoter.

 

PS: Est-ce que Genève pourrait imposer une taxe sur le soja? La réponse est non, car c’est typiquement une décision fédérale.

 

Forum Citoyen: Alors, comment habiter notre territoire?

 

NH: Vous pouvez agir en allant voir vos banques et de demander des placements plus écologiques, par exemple. 

 

ML: Nous ne pouvons pas habiter ce territoire sans penser à nos actions et à leurs conséquences. On a une responsabilité individuelle, mais surtout collective car nous abritons des acteurs qui ne sont pas régulés par le gouvernement et qui jouent un énorme rôle dans la crise climatique.

 

PS: Votre tâche est de voir ce que vous pouvez proposer concrètement à votre niveau local. Ce n’est pas facile mais vous avez les moyens pour le faire. C’est ce type d’engagements, répétés à différentes échelles, qui pourront permettre de résoudre le problème. Je vous félicite pour votre engagement.

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